VII
CAS DE CONSCIENCE

Deux jours passèrent, le vice-roi n’était toujours pas là. Ou bien, s’il était rentré, il ne manifestait pas d’empressement exagéré à recevoir Dumaresq.

Assommés par le soleil, les marins accomplissaient leurs tâches avec de moins en moins d’enthousiasme. Les caractères s’aigrissaient, il fallut punir plusieurs matelots.

Chaque fois que l’on piquait la cloche pour la relève de quart, Dumaresq montait sur le pont. Lui aussi semblait de plus en plus nerveux. Un marin fut puni d’une corvée pour l’avoir regardé un peu fixement, et l’aspirant Ingrave, qui lui servait d’écrivain, fut renvoyé au motif qu’« il était trop stupide pour tenir une plume ».

Bolitho lui-même, pourtant peu au fait des finesses diplomatiques, était bien conscient de leur isolement croissant. Quelques embarcations tournaient bien autour de la Destinée, dans l’espoir vain de monnayer quelque marchandise, mais les factionnaires avaient pour consigne de les repousser systématiquement. Quant à Egmont, aucun signe de vie.

Le commis était allé se plaindre à l’arrière qu’il ne pouvait garantir l’approvisionnement en fruits frais. Il s’était fait proprement recevoir, et tout le bord avait retenti des hurlements de Dumaresq :

— Mais pour qui me prenez-vous donc, avec vos gémissements ? Vous croyez que je n’ai rien d’autre à faire que m’occuper de vos petits commerces ? Prenez donc une embarcation, allez à terre vous-même, et dites-leur que cette fois-ci, les vivres sont pour moi !

Codd s’enfuit précipitamment sous les cris qui le poursuivaient de plus belle :

— Et cette fois, ne vous avisez pas de revenir les mains vides !

Pourtant, au carré, l’atmosphère n’avait guère changé : les plaisanteries habituelles, la dernière histoire qui courait à bord. Mais l’ambiance s’alourdissait quelque peu à chaque apparition de Palliser.

Bolitho avait convoqué Murray pour l’informer des accusations qui pesaient sur lui. Murray avait vigoureusement nié toute implication, apparemment plus indigné qu’effrayé par la pensée du châtiment. Il l’avait supplié de plaider sa cause, et Bolitho avait été très impressionné par son apparente sincérité. Malheureusement, le pire l’attendait si l’on n’apportait pas la preuve de son innocence.

Poynter, capitaine d’armes, était perplexe. La situation était trop simple : il avait trouvé la montre dans le coffre de Murray, quelqu’un l’y avait peut-être cachée, et alors ? Il était évident que des fouilles allaient être entreprises après le vol, et un vrai voleur se serait arrangé pour la cacher dans un endroit plus discret. Tout cela n’avait pas de sens.

Le soir de ce même jour, on annonça que l’Héloïse était en vue. Dumaresq l’observa un long moment dans sa lunette.

— Il a pris son temps, maugréa-t-il, ce n’est pas comme cela qu’il obtiendra une promotion !

— Tu as vu, Dick ? fit remarquer Rhodes. Les citernes ne sont pas venues comme promis. Les niveaux sont bas, et notre seigneur et maître doit être vert de rage !

Bolitho se souvint de ce que lui avait dit Dumaresq : la Destinée devait refaire le plein d’eau douce le lendemain de leur arrivée au mouillage. Mais il avait oublié cette remarque, l’esprit trop occupé à bien d’autres choses.

— Monsieur Rhodes !…

Dumaresq s’était approché de la lisse de dunette.

— … Signalez à l’Héloïse de venir mouiller en grand-rade, je ne veux pas voir Mr Slade tenter une entrée de nuit. Et envoyez donc une embarcation pour assurer le coup.

Trilles de sifflet, l’armement de l’embarcation accourut sur le pont. Quelques hommes manifestèrent leur grogne en voyant la distance qu’il y avait à parcourir. Cela signifiait beaucoup d’efforts et de fatigue, à l’aller comme au retour.

Rhodes appela l’aspirant de quart.

— Monsieur Lovelace, vous prendrez le commandement du canot – il se tourna vers Bolitho : Sacrés aspirants, hein, Dick ? Faut les garder occupés !

— Monsieur Bolitho ?

Dumaresq le fixait.

— Voudriez-vous venir un instant, je vous prie ?

Bolitho accourut à la poupe, hors de portée d’oreille de quiconque.

— Je dois vous dire que Mr Palliser n’est pas parvenu à découvrir un autre coupable – son regard se fit intense : Je vois que vous êtes troublé.

— Oui, monsieur, c’est vrai. Je n’ai pas de preuve, mais je suis intimement convaincu que Murray est innocent.

— J’attendrai que nous ayons appareillé pour le punir. Fouetter un marin devant des étrangers m’a toujours paru déplacé.

Bolitho se taisait, sûr qu’il n’en avait pas terminé. Dumaresq mit la main devant ses yeux pour observer la flamme.

— Jolie brise, tiens, il me faut un secrétaire. On use plus de papier sur un bâtiment de guerre qu’on ne dépense de poudre ou de boulets ou même d’eau douce !

Sa voix, aux derniers mots, se fit plus dure. Bolitho se raidit soudain en voyant arriver Palliser, qui restait néanmoins à distance respectueuse.

— Voilà une affaire réglée, fit Dumaresq. Eh bien, qu’y a-t-il, monsieur Palliser ?

— Une embarcation approche du bord, monsieur – il faisait comme s’il ne voyait pas Bolitho : Celle-là même qui est venue livrer du porc au carré.

Dumaresq haussa le sourcil.

— Vraiment ? Mais cela m’intéresse au plus haut point.

Et, tournant subitement les talons :

— Je suis chez moi. Et, à propos de secrétaire, j’ai choisi Spillane, l’aide du chirurgien. Il m’a l’air compétent et plein de bonne volonté. En outre, je m’en voudrais de surcharger notre chirurgien en lui imposant cet assistant, il a bien assez de jolis garçons pour l’aider à faire tourner l’infirmerie.

— Bien monsieur, fit Palliser en le saluant.

Bolitho se dirigea vers la coupée pour observer l’embarcation, mais il n’avait pas de lunette et elle était encore trop loin pour lui permettre de reconnaître qui que ce fût. Il s’en voulait de sa propre bêtise : que se figurait-il donc, que ce Jonathan Egmont venait rendre visite en personne au capitaine ? Ou que son adorable épouse se donnait tout ce mal, affrontait une traversée pénible pour lui faire le plaisir de sa compagnie ? Il était décidément d’un ridicule à pleurer. Peut-être était-il en mer depuis trop longtemps, ou son dernier séjour à Falmouth l’avait-il laissé insatisfait et malheureux, plein de rêves impossibles à réaliser.

Le canot arriva enfin près du bord, il y eut des échanges de signes entre le patron et un bosco. Enfin, on remit un pli à Rhodes qui s’empressa de le porter à l’arrière.

L’embarcation attendit à la dérive à quelques brasses du bord. L’armement, des hommes au teint olivâtre, observait la frégate et jaugeait sans doute sa puissance réelle.

Rhodes revint à la coupée pour remettre la réponse au patron. Puis il remarqua la présence de Bolitho et vint le retrouver.

— Je sais que cela ne te fera pas trop plaisir, Dick, mais nous sommes invités à terre pour le souper. Je crois que tu vois de quel endroit il s’agit ?

— Qui va y aller ? demanda Bolitho, en essayant de cacher son anxiété.

Rhodes lui fit un large sourire :

— Le seigneur et maître, bien entendu, plus tous les lieutenants, ainsi que le chirurgien, par mesure d’exception !

— Je n’arrive pas à y croire ! s’exclama Bolitho. Tu ne crois tout de même pas que le capitaine va laisser la frégate sans un seul officier à bord !

Dumaresq apparut sur le pont.

— Non, reprit Rhodes, mais tu y crois vraiment ?

— Allez me chercher Macmillan, cria Dumaresq, et mon nouveau secrétaire, ce Spillane ! – il était visiblement redevenu tout guilleret : Et je veux mon canot dans une demi-heure !

Rhodes s’empressa de disparaître.

— Et puis, ajouta Dumaresq, je veux vous voir, vous, monsieur Bolitho et notre fusilier, dans une tenue présentable ! – fin sourire : Sans parler de notre chirurgien, naturellement !

Et il disparut, suivi à la trace par ses domestiques.

Une folle agitation s’était emparée du carré, où Poad et ses adjoints tentaient désespérément de dénicher chemises propres, vareuses repassées et bottes cirées à l’intention de leurs administrés.

Colpoys avait sa propre ordonnance et, entre deux coups d’œil complaisants à sa personne dans la glace, jurait comme un troupier tandis que le domestique s’escrimait avec ses bottes.

Bulkley ressemblait comme d’habitude à une chouette en plein midi. Il murmura :

— Je sais bien pourquoi il m’emmène : c’est pour se faire pardonner de m’avoir volé mon assistant !

— Pour l’amour du ciel, le coupa Palliser, c’est tout simplement qu’il n’a pas envie de vous laisser seul à bord !

Gulliver était visiblement ravi qu’on lui laissât la responsabilité temporaire du bâtiment. Depuis l’escale à Funchal, il avait acquis beaucoup de confiance en ses capacités. Sans compter qu’il détestait les « manières de la haute », comme il l’avait dit un jour à Codd.

Bolitho se présenta le premier à la coupée. Il aperçut Jury qui prenait le quart ; leurs regards se croisèrent un court instant. Les choses reprendraient leur cours normal lorsqu’ils seraient en mer. Mais le cas Murray était toujours pendant.

Dumaresq monta sur le pont à son tour et se livra rapidement à l’inspection de ses officiers.

— Parfait, parfait !

Il jeta un coup d’œil en bas pour vérifier l’état du canot. Les nageurs avaient revêtu leurs plus belles chemises à carreaux et portaient des chapeaux impeccables.

— Je suis très content, Johns.

Bolitho se souvint alors de son précédent passage à terre avec le capitaine, lorsqu’il avait demandé à Johns de s’occuper de la montre disparue. Du fait de ses fonctions, ce dernier bénéficiait d’un respect considérable chez les officiers mariniers et les matelots les plus anciens. Il lui avait suffi d’un seul mot, d’une remarque glissée en passant au capitaine d’armes, qui n’avait pas besoin qu’on l’encourage longtemps en la matière. Une fouille rondement menée avait fait le reste.

— Embarquez !

Les officiers de la Destinée embarquèrent par ordre d’ancienneté, sous l’œil curieux de l’équipage.

Le capitaine descendit à bord le dernier, magnifique dans son grand uniforme à galons d’or et parements blancs, et vint s’installer dans la chambre.

— C’est très aimable à vous de nous avoir conviés, lui dit Rhodes alors que le canot poussait lentement du bord.

Dumaresq lui sourit de toutes ses dents.

— Si j’ai demandé à tous mes officiers de se joindre à moi, monsieur Rhodes, c’est pour montrer que nous formons une seule équipe – son sourire s’agrandit : Et je souhaite en outre que nos hôtes voient que nous sommes tous là !

— Je comprends, monsieur, répondit courtoisement Rhodes, qui en fait ne comprenait rien du tout.

Bolitho avait oublié tous ses soucis des derniers jours et admirait les lumières sur la rive. Bien décidé à s’amuser et à profiter de ces contrées exotiques, il voulait se souvenir de tout par le menu pour en faire un récit circonstancié à son retour. Rien d’autre ne comptait plus ce soir.

Puis il se souvint soudain de l’impression qu’elle lui avait faite lorsqu’il avait quitté sa demeure, et sentit toutes ses bonnes résolutions l’abandonner. En y repensant, c’était absurde, bien sûr, mais d’un seul regard, elle l’avait fait se sentir un homme.

Aussi émerveillé qu’un enfant, Bolitho admirait la longue table chargée à profusion de mets tous plus délicieux les uns que les autres. Il avait déjà oublié le conseil donné par Palliser quand ils avaient débarqué du canot : « Ils vont essayer de vous faire boire, prenez garde ! » Et dire que cela remontait déjà à deux heures ! Il ne parvenait pas à y croire.

La grande salle voûtée était décorée de tapisseries bariolées, des centaines de bougies étincelaient dans les lustres et la table elle-même était hérissée de grands candélabres, très probablement en or massif.

Les officiers de la Destinée avaient été soigneusement répartis parmi les invités et faisaient des taches bleues et blanches au milieu des riches habits de la bonne société locale. Tous les autres convives étaient portugais. Ils avaient pour la plupart de vagues notions d’anglais et s’interpellaient à grands cris pour demander une traduction ou une précision destinée à leurs visiteurs. Le commandant des défenses côtières, énorme individu, ne le cédait à personne, sauf peut-être à Dumaresq, sous le rapport de l’organe, tout aussi tonitruant, et du coup de fourchette. Il se penchait fréquemment vers sa voisine en éclatant d’un rire gras ou martelait la table pour souligner quelque grosse plaisanterie.

Une nuée de domestiques s’empressaient, apportant et remportant une procession de plats, poissons délicieux, rôts fumants. Et le vin coulait à flots sans aucune interruption : crus du Portugal ou d’Espagne, vins pétillants d’Allemagne, grands vins français. Egmont était un homme d’une prodigalité inouïe et Bolitho, qui échangeait d’aimables sourires avec ses voisins, avait l’impression – totalement fausse au demeurant – de ne pas avaler une seule goutte.

Seule ombre au tableau, l’épouse d’Egmont trônait exactement à l’autre bout de la table. Elle lui avait fait un léger signe de tête en l’accueillant, rien de plus. Bolitho se sentait bien seul en la buvant des yeux. Elle était coincée entre un négociant portugais et une énorme dame qui engloutissait la nourriture sans même reprendre souffle.

Enfin, le seul fait de la voir le remplissait de bonheur. Elle était vêtue de blanc, comme la première fois, ce qui faisait ressortir sa peau dorée. Un collier double orné d’un pendentif aztèque, une espèce d’oiseau bicéphale à longue queue rouge, soulignait un décolleté vertigineux. « Ce sont sûrement des rubis », lui avait glissé Rhodes.

Lorsqu’elle se détournait légèrement pour parler à ses voisins, cette plume rouge de malheur oscillait doucement entre deux seins magnifiques. Bolitho en avalait tout sec son verre de bordeaux, sans même s’en rendre compte.

Colpoys, à moitié ivre, décrivait à sa voisine avec force détails comment il s’était fait surprendre un beau jour par le mari dans le lit de sa maîtresse.

Palliser, quant à lui, était fidèle à lui-même : mangeant peu, le plus lentement possible, et prenant bien garde de toujours conserver son verre à moitié plein. Rhodes se trouvait dans un état plus avancé, à en juger par ses gestes, de plus en plus engourdis. Le chirurgien tenait remarquablement l’alcool, la nourriture ne lui avait jamais fait peur, mais il transpirait à grosses gouttes en essayant de comprendre l’anglais hésitant d’un fonctionnaire portugais tout en répondant aux questions de sa femme.

Dumaresq était impayable : il ne manquait pas la moindre miette d’un seul plat et restait pourtant aussi impavide qu’à l’accoutumée. On entendait d’un bout à l’autre de la table ses retentissants éclats de voix et il n’hésitait même pas devant une bonne blague, histoire de relancer la conversation.

Bolitho laissa glisser son coude par mégarde et faillit s’effondrer dans un monceau d’assiettes vides. Le choc le réveilla brutalement et il prit soudain conscience qu’il avait nettement trop bu : expérience à ne jamais recommencer, se promit-il.

— Je crois, messieurs, annonça Egmont, que les dames souhaitent se retirer et je vous propose de nous rendre dans des lieux plus frais.

Bolitho réussit vaille que vaille à se lever et même à aider sa voisine qui tentait désespérément d’en faire autant. Elle suivit les autres, la bouche encore pleine.

Un maître d’hôtel ouvrit une porte, Egmont et ses invités se rendirent dans un salon qui donnait sur la mer. Bolitho aperçut avec gratitude une terrasse et alla s’accouder à la balustrade. L’air léger était une vraie bénédiction après cette atmosphère surchauffée, tant à cause des chandelles que sous l’effet du vin.

Il resta là un moment à admirer la lune et les feux de la Destinée. De vagues lueurs apparaissaient par les sabords ouverts, et on aurait pu croire que la frégate était en flammes.

Le chirurgien vint le rejoindre.

— Quel repas, mon garçon ! fit-il d’une voix pâteuse – il lâcha un énorme rot. Il y avait de quoi nourrir tout un village pendant un mois ! Pensez qu’ils font tout venir d’Espagne ou du Portugal : vous imaginez la dépense ? Quand on sait que bien des gens se battent pour un quignon de pain, cela vous laisse rêveur !

Bolitho le regarda dans les yeux. Lui aussi s’était fait ce genre de réflexion, mais ce n’était pas l’injustice de la situation qui le frappait. Comment diable un homme comme Egmont, un étranger, avait-il bien pu se constituer une fortune pareille ? Elle était en tout cas suffisante pour lui permettre de vivre à sa guise et même de s’offrir une épouse ravissante qui devait être moitié moins âgée que lui. Le pendentif qui ornait son cou était sûrement en or pur et valait à lui seul une somme exorbitante. Et s’il s’agissait d’une part du butin de l’Asturias ? Egmont avait connu dans le temps le père de Dumaresq, mais il était évident qu’il n’avait encore jamais rencontré le fils. À y repenser, ils ne s’étaient pratiquement pas adressé la parole, sinon pour échanger les banalités d’usage.

Bulkley se pencha pour ajuster ses besicles.

— Tiens, regardez donc là-bas. Voilà un patron si pressé de se mettre à l’ouvrage qu’il n’attend même pas la marée du matin.

Bolitho regarda dans la direction indiquée par le chirurgien. L’estomac chaviré avait laissé intacte en lui l’acuité visuelle du marin, et il aperçut vite un navire.

Le bâtiment était sous voiles et sa silhouette se découpait sur les lueurs du mouillage. Il sortait de la rade.

— Sans doute un caboteur… fit-il mollement. Seul un pratique peut se permettre ça sans se mettre au plein.

— Venez vous joindre à nous, messieurs.

C’était Palliser qui les appelait.

— Les gens sont toujours fort généreux, fit Bulkley en ricanant, lorsqu’il s’agit de la cave du voisin !

Mais Bolitho ne bougea pas : tout ce brouhaha, les gros rires de Colpoys, le tintement des verres… non, décidément, il était mieux tout seul. Personne ne remarquerait son absence dans la foule.

Et il s’éloigna lentement sur la terrasse pour mieux savourer la brise de mer.

Alors qu’il passait devant une porte, il surprit la voix de Dumaresq : un ton dur, insistant.

— Je n’ai pas fait tout ce voyage pour le plaisir de me faire payer de mots. Vous êtes mouillé dans cette affaire jusqu’au cou et depuis le début, mon père m’a tout raconté avant de mourir.

La voix s’était faite cinglante.

— Et quand je pense que le second de mon père, cet officier si chevaleresque, s’est esquivé précisément quand on avait besoin de lui !

Bolitho savait bien qu’il aurait dû s’éloigner, mais il était littéralement paralysé. Le ton de Dumaresq lui glaçait les sangs. On sentait de vieilles rancœurs restées enfouies pendant des années et qui débordaient soudain sans retenue.

Egmont protestait mollement :

— Mais je n’étais pas au courant, je vous conjure de me croire. J’aimais votre père, je l’ai servi fidèlement et j’ai toujours eu pour lui la plus grande admiration.

Dumaresq parlait plus bas à présent. Bolitho l’avait souvent constaté à bord : il était parfaitement capable de passer de l’indignation au plus grand calme.

— Parfait, admettons. Eh bien, mon père que vous admiriez tant est mort dans la misère. Et que vouliez-vous qu’il arrive d’autre à un officier en retraite qui avait perdu un bras et une jambe, hein ? Mais il a gardé votre secret, Egmont, lui au moins savait ce que loyauté veut dire ! Cela pourrait bien signifier la fin de votre tranquillité.

— Vous me menacez, monsieur ? Dans ma propre maison ? Le vice-roi a de l’estime pour moi et pourrait bien avoir son mot à dire si j’allais me plaindre à lui.

— Vraiment ? – Dumaresq était calme, trop calme. Piers Garrick était pirate, de bonne naissance certes, mais un sacré pirate tout de même. Si l’on avait su la vérité sur l’Asturias, même sa lettre de marque n’aurait pu sauver sa tête. L’espagnol s’était battu courageusement et le corsaire de Garrick avait été sérieusement endommagé. Quand l’Asturias a baissé pavillon, il ne savait sans doute pas à quel point son adversaire était à bout de bord. C’est sûrement la pire vilenie qu’il ait jamais commise.

Il se tut et Bolitho retint son souffle, affolé à l’idée que l’on pût découvrir sa présence.

— Garrick a abandonné son bâtiment, reprit doucement Dumaresq, pour passer sur la prise. Il a sans doute massacré sans pitié tous les Espagnols, ou les a abandonnés sur quelque îlot désert. Tout était simple désormais : il n’avait plus qu’à amener l’Asturias dans un port, sous un quelconque prétexte. L’Espagne et l’Angleterre guerroyaient, il était évident que l’Asturias serait autorisé à faire relâche pour réparer ses avaries. En fait, il ne s’agissait pas du tout de cela : Garrick voulait simplement être vu à flot après son prétendu combat contre lui.

— Tout cela n’est que pure invention, s’insurgea Egmont.

— Invention ? Laissez-moi poursuivre, et après cela, nous verrons si vous avez toujours envie d’aller trouver le vice-roi.

Le ton était redevenu si coupant que Bolitho en eut presque pitié pour Egmont.

— On envoya donc, poursuivit Dumaresq, un navire de Sa Majesté pour enquêter sur la disparition de Garrick et la perte d’une prise qui appartenait au roi. Mon père le commandait. C’est vous, son second, qui avez été chargé de recueillir le témoignage de Garrick. Et vous avez très vite compris que, si vous n’y mettiez pas un peu du vôtre, il était bon pour la potence. Il bénéficia donc d’un non-lieu et, après avoir caché son trésor à l’abri, détruisit l’Asturias avant de démissionner. Il refit surface à Rio dans des conditions assez mystérieuses, à Rio où tout avait commencé. Quant à vous, vous étiez devenu quelqu’un de très, très riche. Mon père était resté au service. Et en 1762, en combattant les Français que l’amiral Rodney voulait chasser des Antilles, il fut gravement blessé, anéanti pour tout dire. Vous aurez sûrement saisi la morale de cette histoire ?

— Qu’attendez-vous de moi ?

Il avait l’air atterré du récit que venait de lui faire Dumaresq.

— J’attends de vous une déposition sous serment qui confirme tout ce que je viens de vous raconter. J’ai l’intention de requérir aide et assistance auprès du vice-roi, et je me ferai envoyer une lettre de mission d’Angleterre. Vous êtes assez grand pour deviner la suite. Fort de votre déposition et du mandat qui m’a été confié par Sa Majesté et par les Lords de l’Amirauté, j’ai l’intention d’arrêter Sir Piers Garrick et de l’emmener en Angleterre pour qu’il y soit jugé. Je veux récupérer ce butin, ou du moins ce qu’il en reste, mais avant tout, c’est lui que je veux !

— Mais je ne vous comprends pas, pourquoi me traitez-vous ainsi ? Je ne suis pour rien dans cette affaire ! Je ne suis pour rien dans ce qui est arrivé à votre père ! Je n’étais plus dans la marine, vous le savez parfaitement !

— Piers Garrick approvisionnait en armes et en munitions les garnisons françaises de la Martinique et de la Guadeloupe. Sans lui, mon père s’en serait peut-être sorti et, sans vous, il n’aurait peut-être pas eu l’occasion de trahir son pays une seconde fois !

— Je… laissez-moi le temps de réfléchir…

— Après tout ce temps, Egmont ? Les faits remontent à trente ans. J’exige de savoir ce qu’est devenu Garrick, où il se trouve. J’exige que vous me racontiez tout ce que vous savez sur ce butin, j’ai bien dit : absolument tout ! Si j’en suis satisfait, j’appareille et vous n’entendrez plus jamais parler de moi. Dans le cas contraire…

— Puis-je vous faire confiance ? demanda Egmont.

— Jadis, mon père vous a fait confiance – Dumaresq éclata de rire. À vous de choisir.

Bolitho s’appuya contre le mur pour contempler les étoiles. Ainsi Dumaresq n’était pas poussé par le devoir ni par son énergie intime. C’était la haine qui le motivait : la haine qui l’avait mis sur cette piste, par pure intuition, la haine qui le faisait poursuivre sans relâche la trace de Garrick. Nul besoin de se demander pourquoi l’Amirauté lui avait confié cette mission : seule la soif de vengeance le poussait.

Une porte claqua violemment. Bolitho entendit Rhodes qui chantait à tue-tête. Quelqu’un le fit rentrer de force dans la pièce.

Il s’éloigna à pas lents sur la terrasse, encore sonné par ce qu’il venait de surprendre, ce formidable secret. Comment s’y prendrait-il pour dissimuler qu’il le partageait, avec un Dumaresq qui n’aurait aucune peine à le percer à jour ?

Cet épisode l’avait complètement dégrisé et il se sentit soudain tout gaillard.

Mais elle, que deviendrait-elle si Dumaresq mettait ses menaces à exécution ?

Il se dirigea lentement vers la salle. Lorsqu’il entra, beaucoup d’invités étaient déjà partis. Le commandant des défenses côtières, plié en deux, était en train de prendre congé.

Egmont avait rejoint sa femme. Il était très pâle, mais ne montrait rien de plus. Dumaresq, lui, était semblable à lui-même, comme si rien ne s’était passé. Il saluait les notables, baisait la main gantée de la femme du négociant. Rien à voir avec les deux personnages que Bolitho avait vus s’affronter quelques minutes plus tôt.

— Je crois me faire l’interprète de mes officiers, monsieur Egmont, en vous disant à quel point nous avons apprécié votre hospitalité.

Ses yeux se posèrent sur Bolitho l’espace d’une seconde. Rien de plus, mais le lieutenant se sentit découvert.

— Et je souhaite vivement que nous puissions vous rendre la politesse. Cela dit, le service passe d’abord, comme vous le savez trop bien.

Bolitho jeta un rapide coup d’œil autour de lui : apparemment, personne n’avait surpris cette soudaine tension entre les deux hommes.

— Eh bien, répondit Egmont, il me reste à vous souhaiter une excellente nuit.

Sa femme s’avança et tendit la main à Dumaresq.

— Disons plutôt : une bonne matinée !

Il lui sourit et baisa la main tendue.

— Avec vous, madame, chaque heure est un délice !

Ses yeux s’égarèrent un court instant sur les seins magnifiques et Bolitho se sentit rougir en repensant à ce qu’il lui avait dit lorsqu’ils avaient croisé cette métisse.

Elle fit un grand sourire au capitaine.

— Je crois en tout cas que vous en avez vu suffisamment pour une première fois, capitaine !

Dumaresq éclata de rire et prit le chapeau que lui tendait un domestique.

Rhodes, complètement vaseux, affichait un sourire béat. On dut le porter à la voiture.

— C’est insupportable ! murmura Palliser entre ses dents.

Colpoys, en revanche, avait trop d’amour-propre pour se laisser voir clans un état pareil. Mais Rhodes crut bon d’insister et s’écria d’une voix pâteuse :

— Cette soirée a été superbe, madame.

Il essaya de la saluer et manqua s’écrouler.

— Je crois que vous feriez mieux de vous retirer, Aurore, fit Egmont, visiblement agacé. Il fait froid et la rosée tombe.

Bolitho était incapable de regarder ailleurs : Aurore, quel prénom ravissant ! Il prit son chapeau pour suivre le mouvement.

— Eh bien, lieutenant, vous n’avez donc rien à me dire ?

Elle le regardait intensément, comme à leur première rencontre, la tête légèrement penchée. Visiblement, elle le provoquait.

— Je suis désolé, madame.

Elle lui tendit sa main.

— Vous ne devriez pas dire sans arrêt que vous êtes désolé, j’aurais aimé que nous ayons davantage le temps de causer, mais il y avait tant de monde… – elle leva la tête, les rubis brillaient sur sa gorge. J’espère que vous ne vous êtes pas trop ennuyé ?

Bolitho vit qu’elle avait ôté son gant avant de lui tendre la main.

Il prit ses doigts.

— Ennuyé ! Mais non, je me suis énormément amusé. J’étais au désespoir, c’est différent.

Elle retira lentement sa main, et Bolitho se dit qu’il avait tout gâché par sa bêtise.

Elle avait tourné la tête, posant les yeux sur son mari qui saluait le chirurgien.

— Nous ne supporterions pas de vous voir désespéré, lieutenant, c’est impossible – de nouveau, le fixant intensément, l’œil brillant : En tout cas, moi je ne le supporterais pas.

Bolitho s’inclina profondément.

— Je voudrais vous voir un instant, murmura-t-il.

— Allez, les autres s’en vont, lança Egmont, il ne faudrait pas mettre en retard votre capitaine.

Bolitho se dirigea vers l’une des voitures qui attendaient. Elle savait tout, elle avait tout compris. Et, à en croire ce qu’il venait d’entendre, elle aurait bientôt besoin d’un ami. Il faisait nuit noire, il n’y voyait goutte, mais il avait encore dans les oreilles le son de sa voix, il sentait encore le toucher de ses doigts.

Aurore…

Il sursauta, il venait de prononcer tout haut son prénom. Mais il n’avait pas à se soucier : ses compagnons étaient déjà dans les bras de Morphée.

Elle se trémoussait dans ses bras, elle riait, elle le provoquait. Lui essayait en vain d’embrasser son épaule nue.

Bolitho se réveilla en sursaut dans sa couchette. Sa tête lui faisait horriblement mal.

C’était Yeames, l’aide du maître d’équipage, tout saisi de voir le lieutenant dans cet état.

— Quelle heure est-il ? demanda Bolitho.

— C’est l’aube, monsieur, répondit Yeames avec un sourire mi-figue, mi-raisin. Les hommes sont au poste de lavage. Le capitaine veut vous voir, ajouta-t-il.

Bolitho se hissa péniblement hors de sa couchette. Il avait du mal à tenir debout. Le bref répit qu’il avait ressenti sur la terrasse d’Egmont s’était envolé, il avait un effroyable mal de tête et un goût bizarre dans la bouche. L’aube, avait dit Yeames. Il n’avait pas passé deux heures dans son lit !

De la chambre voisine lui parvenaient les râles d’agonie de Rhodes, qui à un moment se répandit en bruyantes protestations : un matelot venait de laisser tomber quelque objet au-dessus de sa tête.

— V’feriez mieux d’vous dépêcher, m’sieur, le pressa Yeames.

Bolitho enfila tant bien que mal son pantalon et chercha sa chemise jetée dans un coin.

— Un problème ?

Yeames haussa les épaules.

— Tout dépend de ce que vous entendez par là, monsieur.

Pour lui, Bolitho était quantité négligeable, une espèce d’étranger : le voir soucieux ne suffirait certainement pas à lui faire cracher le morceau.

Bolitho attrapa son chapeau à la volée, passa son manteau et se précipita au carré.

« Le troisième lieutenant, monsieur ! » annonça le factionnaire, puis Macmillan ouvrit la porte qui donnait dans les appartements du capitaine, comme s’il l’attendait.

Dumaresq se tenait près de la fenêtre. Les cheveux en bataille, il était visible qu’il n’avait pas pris la peine de se changer au retour. Dans un coin, Spillane griffonnait on ne sait quoi. Il essayait visiblement de ne pas se montrer trop surpris d’être convoqué à une heure pareille. Gulliver et Jury étaient également présents.

Dumaresq lui jeta un regard glacial.

— Je vous ai attendu, monsieur ! Je ne demande pas à mes officiers de s’habiller comme s’ils allaient au bal quand je les convoque !

Bolitho jeta un regard piteux sur sa chemise chiffonnée et ses bas en vrille. Sans parler de son chapeau tordu et de ses cheveux qui sentaient l’oreiller. Bref, pas vraiment une tenue de bal.

— Pendant que nous étions à terre, reprit Dumaresq, votre matelot, Murray, s’est évadé. Il n’était plus aux fers, on l’avait envoyé à l’infirmerie parce qu’il se plaignait de violentes douleurs à l’estomac – il se tourna vers Gulliver, bien content de passer sa hargne sur lui : Mais, bon sang, monsieur Gulliver, comment n’avez-vous pas compris ce qu’il manigançait !

Gulliver gardait les lèvres pincées.

— J’avais la responsabilité du bâtiment, monsieur, je ne savais pas que Murray était souffrant et de toute manière, il n’était pas aux arrêts.

— C’est ma faute, monsieur, murmura Jury. On est venu me le dire.

— Contentez-vous de répondre quand on vous parle, le reprit sèchement Dumaresq. Ce n’est pas votre « faute », car les aspirants n’ont aucune responsabilité. Cela dit, ils sont tout de même supposés avoir assez de méninges pour deviner ce que les hommes vont faire – ses yeux se posèrent sur Gulliver : Allez, racontez donc à Mr Bolitho ce que vous savez.

— Le caporal d’armes l’accompagnait, et Murray l’a allongé au sol. Le temps de donner l’alarme, il avait déjà rejoint la rive à la nage.

Il baissa les yeux, visiblement humilié de devoir fournir tous ces détails en présence d’un jeune lieutenant.

— Voilà où nous en sommes, reprit Dumaresq. Vous avez fait confiance à cet homme, et regardez ce qui est arrivé. Il a échappé au fouet, mais il sera pendu si nous arrivons à le reprendre – il jeta un regard à Spillane : Notez tout ceci dans le journal de bord.

Bolitho ne pouvait détacher les yeux de Jury, visiblement bouleversé. D’une façon générale, il n’y avait que trois façons de quitter la marine, respectivement notées D, R ou RD. D signifiait déserteur, R, rayé des cadres et Murray apparaîtrait sous la rubrique RD : rayé décédé.

Et tout ça à cause d’une malheureuse montre. Pourtant, même s’il faisait toujours confiance à Murray, Bolitho était plutôt soulagé de cette issue. Au moins, cet homme qu’il avait apprécié, qui avait sauvé la vie de Jury, ne serait pas puni.

— Voici la situation, reprit lentement Dumaresq. Monsieur Bolitho, restez ici. Les autres peuvent disposer.

Macmillan referma la porte derrière Gulliver et Jury. Le maître d’équipage était visiblement amer.

— Je devine ce que vous pensez, fit Dumaresq, c’est dur, hein ? Mais cela peut vous éviter bien des faiblesses à l’avenir.

Et il se calma aussi soudainement qu’il s’était mis en colère.

— J’ai été très satisfait de votre comportement hier soir, monsieur Bolitho, j’espère que vous avez ouvert tout grand vos yeux et vos oreilles ?

Le factionnaire frappa le pont de son mousquet :

— Le premier lieutenant, monsieur !

Bolitho regarda Palliser entrer, sa liasse habituelle de papiers sous le bras, l’air toujours aussi renfrogné.

— Les citernes à eau vont peut-être arriver aujourd’hui, monsieur, et j’ai demandé à Mr Timbrell de tout préparer. Nous avons deux hommes à vous présenter pour une promotion, puis enfin le cas du caporal d’armes qui a laissé Murray s’enfuir.

Et il souligna cette dernière remarque d’un coup de menton à l’adresse de Bolitho.

« C’est curieux, se dit le lieutenant, il donne toujours l’impression d’être ailleurs lorsqu’il est avec le capitaine. »

— Très bien, monsieur Palliser, mais je ne croirai à ces citernes que lorsque je les aurai vues. Puis, se tournant vers Bolitho : Allez vous mettre dans une tenue convenable, vous descendez à terre. Je crois que Mr Egmont a un pli pour moi. Et ne traînez pas trop, ajouta-t-il avec un fin sourire, je sais trop bien tout ce que Rio offre comme distractions !

— Bien monsieur, je pars sur-le-champ.

Il sentit une rougeur lui envahir subitement le visage.

En sortant, il entendit Dumaresq qui riait :

— Un sacré bougre, celui-là !

Mais c’était dit sans méchanceté.

Vingt minutes plus tard, Bolitho était dans le canot. Stockdale comptait parmi les hommes de l’armement. Il se faisait des amis partout où il passait, celui-là, sa carrure devant l’aider à se conduire à peu près à sa guise.

— Rentrez partout ! ordonna soudain Stockdale, sur quoi les avirons vinrent se ranger dans les dames de nage.

Un bâtiment s’approchait : un vieux brick tout couturé, aux voiles rapiécées, usé par le vent et la mer.

Il était en train d’établir ses huniers et les gabiers dévalaient déjà les enfléchures pour s’occuper de la misaine.

Le brick se faufilait lentement entre la Destinée et quelques bâtiments de pêche mouillés çà et là. Sa grande ombre passa sur le canot, et ils attendirent qu’il se fût éloigné pour repartir.

Bolitho lut son nom sur le tableau, le Rosario. Des centaines de bateaux du même genre affrontaient quotidiennement la tempête et les périls de la mer pour assurer les échanges dans un empire qui continuait à se développer.

— En route ! cria Stockdale.

Bolitho tournait la tête pour examiner le rivage lorsqu’il vit quelqu’un bouger à la fenêtre de poupe. Il crut d’abord s’être mépris, mais non : ce visage ovale, cette chevelure noire !… Il était trop loin pour distinguer la couleur de ses yeux, mais il la vit qui le regardait. Puis elle disparut dans un éclat de soleil au changement d’amure.

Il avait le cœur gros en arrivant à la vieille demeure. Le majordome lui annonça tranquillement que son maître était absent, de même que sa femme. Non, il n’avait aucune idée de leur destination.

Bolitho rentra à bord et vint faire son rapport au capitaine, sûr qu’il allait subir ses foudres.

Palliser était présent. Le jeune lieutenant raconta tout ce qui s’était passé, sans faire toutefois mention de la femme d’Egmont.

Ce n’était pas nécessaire, Dumaresq avait compris tout seul.

— Le seul bâtiment à quitter la rade, c’est ce brick, il était sans doute à bord. Décidément, traître un jour, traître toujours. Mais ce coup-ci, bon Dieu, il ne va pas s’échapper comme ça !

— C’est donc pour cette raison que nous n’avons pas eu d’eau et que le vice-roi ne vous a pas reçu, fit gravement Palliser. Ils nous ont bien eus ! Et nous ne pouvons rien faire, ils le savent fort bien, conclut-il amèrement.

Contre toute attente, Dumaresq lui fit un grand sourire, puis cria :

— Macmillan, je veux un bain, venez me raser ! Spillane, prenez de quoi écrire, j’ai des ordres à donner à Mr Palliser.

Il s’approcha de la fenêtre et se pencha pour regarder le gigantesque safran.

— Vous allez choisir quelques hommes de premier brin, monsieur Palliser, et passer sur l’Héloïse. Arrangez-vous pour ne pas attirer l’attention du garde-côte, n’emmenez pas de fusiliers. Vous allez poursuivre ce foutu brick, et ne le lâchez pas d’une semelle.

Médusé, Bolitho admirait une fois de plus cette capacité de réaction. C’est pour cela qu’il avait ordonné à Slade de rester dehors : il avait sans doute déjà prévu ce qui pouvait arriver et avait gardé cet atout dans sa manche.

— Et vous, monsieur ? lui demanda Palliser.

Dumaresq regarda son domestique préparer le bol et le rasoir près de son fauteuil favori.

— Eau douce ou pas, monsieur Palliser, je compte lever l’ancre ce soir et vous suivre.

Palliser avait l’air dubitatif.

— Les batteries pourraient bien ouvrir le feu, monsieur.

— Peut-être en plein jour. Mais c’est l’honneur qui est en jeu ; advienne que pourra.

Il s’apprêtait à les renvoyer, mais ajouta encore :

— Et prenez le troisième lieutenant, j’ai besoin de Rhodes pour vous remplacer, même s’il n’a pas encore repris ses esprits.

Dans d’autres circonstances, Bolitho aurait été ravi de cette escapade. Mais il avait surpris le regard de Palliser, il se souvenait de ce visage furtivement entrevu à la fenêtre du brick. Après cela, elle le détesterait, et adieu les beaux rêves.

 

Le feu de l'action
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